La nuit porte conseil dit-on. Vu que j’entame ma 145ème nuit de travail, particularité de mon poste à DDU, voila qui m’assure un grand nombre de conseils, enfin j’espère… En cette première nuit d’octobre, plutôt clémente avec « seulement » -20°C sans vent, je me pose sur le toit de mon laboratoire, le nez dans le ciel étoilé, comme je le fais souvent. Le grand nuage de Magellan et ses 30 milliards d’étoiles m’apparaissent au bout de quelques minutes comme pour me souhaiter la bienvenue: elles et moi avons rendez-vous chaque soir.
Mes co-hivernants dorment à cette heure avancée de la nuit. Sensation grisante de se sentir comme seul au monde, témoin unique d’un spectacle nocturne qui prendra fin d’ici un mois. Une bouffée d’inquiétude m’envahit, ai-je assez profité de ce spectacle? D’ici un mois, le jour polaire s’installera. Un jour sans fin de novembre à février. D’ici un mois aussi une partie de la 68ème mission débarquera, ça sent la fin pour nous!
La queue de la constellation du scorpion attire alors mon regard. Selon la légende, le scorpion de feu fut envoyé par Artémis pour tuer le chasseur Orion. D’ailleurs le scorpion se trouve opposé à la constellation d’Orion. Biensur que j’ai profité au maximum de ces moments. Ici, tout le monde commence à penser au départ et à la suite, parfois avec angoisse, parfois avec impatience ou même avec indifférence. Combien de très agréables soirées ai-je passé entre autres avec Etienne, Louis, Kevin, Coline ou Elodie à imaginer la suite et échafauder des tas de projets. Le départ ne m’angoisse pas le moins du monde, cela fait longtemps que j’ai accepté la fugacité de ma présence ici, comme sur tout autre endroit de cette planète. La suite? J’ai tellement de projets en tête que je l’attend dans un mélange de sérénité et d’excitation. Parmi eux, nombreux ne se feront peut-être pas mais peu importe, l’important est de considérer que le futur, bien qu’inconnu, est surtout celui que nous voudrons bien nous donner. Alors je ne m’inquiètes pas, je verrai bien le moment venu. J’étais si loin de penser il y a 18 mois que j’irai en Antarctique.
Ah bin voilà, je la cherchais depuis presque une demi heure celle là! La constellation du Sagittaire m’apparaît enfin. Pourtant c’était pas compliqué si j’en crois mon guide stellaire offert par Louis et Coline: Le sagittaire se repère facilement, il se situe dans l’axe des deux « yeux du chat » de la queue du scorpion. Pourquoi je le cherchais? Parce qu’au sein du Sagittaire se trouve le centre de notre Galaxie et le trou noir supermassif qui l’occupe, Sagittarius A*. Les trous noirs sont probablement les objets célestes qui me fascine le plus. Engloutissant tout ce qui a la mauvaise idée de traverser son horizon, sans espoir de retour, y compris pour la lumière (d’ou la dénomination trou noir), les trous noirs sont de véritables défis à la logique, l’espace et le temps n’y sont plus ce que nous en savons. Au centre du trou noir (la singularité), il ne sont plus, tout simplement. Même Einstein s’est trouvé décontenancé face à ces objets dont il a œuvré à la découverte. Imaginez un peu, si vous rentrez dans un trou noir et que vous vous retournez, et en supposant que vous n’êtes pas déchiqueté par l’incroyable gravité qui s’exerce sur vous, vous verriez le temps à l’extérieur du trou noir défiler à une vitesse incroyable. Vous pourriez en quelques minutes voir ce qui se passe en des milliards d’années de l’autre coté de l »horizon du trou noir: voir des étoiles naître, vivre et mourir, des systèmes solaires se créer et disparaître…Vous comprendrez alors que pour moi les notions de temps qui passe ou de temps perdu sont très relatives. Je crois qu’à force d’exacerber les regrets du passé (proche ou lointain) et l’angoisse du futur, à force de les laisser guider nos choix, nous passons à coté de l’instant présent. Qu’est ce que le temps sinon une succession d’instant présent? Oh je sais que cela peut passer pour de belles paroles vaines, mais je suis pour ma part convaincu que cela me permet de prendre tous les événements avec beaucoup de sérénité, comme cette incroyable année sur le continent blanc. Comme le disait un célèbre ours connu de tous, petits et grands, il en faut peu pour être heureux.
Alors je termine cet article en ajoutant quelques photos de moment qui à coup sur resteront avec moi, et qui, que j’y pense ou non, me changent continuellement, et deviennent par conséquent intemporel. Pêle-mêle: la dernière émission radio, une après midi saut dans les congères de neige , une balade sur la banquise, une séance de photo pour confection d’un jeu « Risk » revisité, ou une photo très second degré faites avec Coline pour rendre hommage à la base australienne Casey, vainqueur du festival du film Antarctique (qui nous a d’ailleurs valu les honneurs de la newsweek de Casey, ayant visiblement apprécié notre initiative! à voir ici).